- ETHNOLOGIE - Ethnomusicologie
- ETHNOLOGIE - EthnomusicologieL’ethnomusicologie étudie la musique des divers groupes ethniques et communautés culturelles du monde entier. Oscillant, au cours de son histoire, entre l’analyse scientifique des systèmes musicaux et la description ethnographique des contextes socioculturels dans lesquels se situent ces musiques, l’ethnomusicologie est non seulement une branche de la musicologie, mais aussi de l’anthropologie ou de l’ethnologie.Par les questions qu’elle suscite, l’ethnomusicologie joue un rôle tout à fait spécifique vis-à-vis de la musicologie traditionnelle, car elle oblige à relativiser – en soulignant la spécificité de notre culture – les œuvres et les pratiques musicales occidentales. En ce sens, l’ethnomusicologie participe à la construction progressive d’une musicologie générale.1. Historique de la disciplineL’ethnomusicologie a un peu plus d’un siècle, puisqu’on s’accorde, malgré les observations ou les travaux de Jean-Jacques Rousseau (1768), du père Amiot (1779), de William Jones (1784) et de Guillaume Villoteau (1816), à considérer l’article d’Alexander John Ellis (1884) consacré à l’analyse des échelles non harmoniques, c’est-à-dire étrangères à notre culture occidentale, comme le premier travail d’ethnomusicologie. En 1882, l’Allemand Theodor Baker avait publié sa thèse sur «Les Sauvages de l’Amérique du Nord», monographie entièrement consacrée à la musique des Indiens Seneca (État de New York), où l’on trouve déjà aussi bien des observations ethnographiques que des transcriptions musicales directement réalisées sur le terrain.Le travail de ceux qu’on appellera beaucoup plus tard les ethnomusicologues est grandement simplifié lorsque apparaissent les moyens mécaniques d’enregistrement. En 1889, l’anthropologue Walter Fewkes réalise les premiers chez les Indiens Zuni de Passamaquoddy et, en 1902, Carl Stumpf crée les premières archives de musique non occidentale à l’institut psychologique de l’université de Berlin.L’existence d’archives et d’enregistrements incite un certain nombre d’ethnomusicologues, surtout en Europe, à travailler d’abord à partir de la musique collectée par d’autres; ainsi, Benjamin Ives Gilman, en 1891, transcrit et analyse les enregistrements de Fewkes.L’école de BerlinÀ la fin du XIXe siècle et au début du XXe, avec Carl Stumpf, Otto Abraham et Erich M. von Hornbostel, apparaît la première école ethnomusicologique: l’école de Berlin. Ces chercheurs s’intéressent aux processus mentaux impliqués par la musique (la psychologie est, à l’époque, la reine des sciences humaines) en se fondant sur l’analyse des hauteurs et de la mélodie, sur les systèmes d’accordage et la mesure des échelles et des instruments. Les objectifs sont essentiellement comparatifs , et l’on dénomme alors la discipline vergleichende Musikwissenschaft , musicologie comparée. Hornbostel établit avec Curt Sachs la première grande classification de tous les instruments connus dans le monde, posant ainsi les fondements de l’une des branches de l’ethnomusicologie, l’organologie , qui répartit aujourd’hui les instruments entre idiophones, membranophones, cordophones et aérophones. Ils s’inspirent de la Kulturkreislehre des anthropologues Fritz Groebner et Wilhelm Schmidt pour étudier la diffusion des instruments et des traits culturels musicaux à travers le monde. Curt Sachs développe un type d’approche très en vogue au début du siècle: il isole un trait caractéristique dont il étudie les manifestations dans le monde entier. Sur la base de ces comparaisons, il propose une théorie de l’évolution musicale. Ce genre de spéculations historiques se prolongeait encore dans les années soixante, notamment dans l’analyse des échelles (par exemple les travaux de Walter Wiora et Marius Schneider in La Résonance des échelles musicales , Weber, Paris, 1963). L’école de Berlin comptera de nombreux disciples, notamment Miecyslaw Kolinski qui a consacré l’essentiel de ses recherches à l’établissement de méthodes d’analyse comparatives des traits mélodiques afin d’en faire apparaître les universaux. Convaincu que tous les systèmes scalaires observables dans le monde sont dérivés du cycle des quintes, il a proposé trois cent quarante-huit types de structures mélodiques, dont il relève la présence ou l’absence dans chaque culture étudiée.L’ethnomusicologie américaine: description stylistique et aires culturellesLe visage de l’ethnomusicologie change du tout au tout lorsque la discipline se développe aux États-Unis, car la musique des Indiens peut être simultanément étudiée dans son milieu naturel, près des grandes villes et dans les réserves. L’ethnomusicologie américaine de l’entre-deux-guerres n’est pas historique, elle est surtout descriptive et monographique, et l’observation ethnographique y prend une place de plus en plus importante.Certes, les objectifs comparatifs ne sont pas oubliés, mais ils n’ont plus les ambitions grandioses et universelles de la première génération de l’école de Berlin. Ainsi, George Herzog compare dans sa thèse le style de deux cultures musicales indiennes, celle des Pima et celle des Papago (1928). Il s’appuie surtout sur les schémas rythmiques, le tempo, l’accompagnement, le mouvement et l’ambitus mélodiques, la manière de chanter, l’équilibre de la structure formelle et le débit de la mélodie. Helen H. Roberts systématise l’usage des listes de traits: elle utilise, pour classer les formes des chants de trois groupes d’Indiens californiens (1933), une batterie de trente-six variables. L’extension de la méthode la conduit à proposer une répartition de toutes les musiques indiennes d’Amérique du Nord selon des aires culturelles (1936); elle suit ainsi une direction de recherche définie en anthropologie par Kroeber que Bruno Nettl reprendra et affinera au début de ses travaux (1954).Parallèlement, Frances Densmore développe le genre monographique: préoccupée de préserver des musiques dont elle craint très tôt, comme beaucoup d’ethnomusicologues, l’altération au contact de la civilisation occidentale, pendant cinquante ans elle enregistre, transcrit et décrit la musique de treize tribus indiennes, laissant une œuvre considérable (une quinzaine de volumes). Elle cherche essentiellement ce qui, dans une musique, est propre à une tribu, ce qui permet de l’identifier à un genre particulier. Elle relève également de nombreuses informations ethnographiques. Même si les traits qu’elle utilise peuvent nous sembler aujourd’hui triviaux, les questions qu’elle a posées et son style de travail anticipent de plusieurs années l’ethnomusicologie moderne. Ainsi elle est en quelque sorte le précurseur d’une tradition qui va s’installer avec David McAllester. Celui-ci, dans son étude Enemy Way Music (1954), réunit dans une même monographie une partie consacrée à l’ethnographie des événements musicaux, et une autre à la transcription et à l’analyse de ce répertoire musical. Pour la première fois, un travail nord-américain donnait place égale au matériel anthropologique et à l’étude musicologique.Les recherches d’Alan Lomax (1968) marquent définitivement cette rencontre, en même temps qu’elles synthétisent les courants antérieurs de l’ethnomusicologie. Objectifs comparatifs et universels: le monde est divisé en six grandes régions et cinquante-six aires culturelles représentées par deux cent trente-trois cultures spécifiques. Objectifs stylistiques et descriptifs: la cantométrique décrit le style d’exécution des chants au moyen de trente-sept traits qui font l’objet de treize variables. Objectifs ethnographiques: l’image ainsi obtenue du style de chaque aire culturelle est mise en rapport avec une caractérisation analogue des traits culturels propres à chaque région, empruntée à Robert Murdock. La méthode de Lomax soulève de nombreux problèmes: L’échantillonnage de chaque région est-il pertinent? La mesure des traits est-elle adéquate? La mise en rapport des caractéristiques musicales et ethnographiques est-elle convaincante? Quoi qu’il en soit, il s’agit là, à coup sûr, de l’une des premières tentatives pour répondre, selon l’expression de Charles Boilès, à des questions musicologiques en ethnographie et à des questions ethnographiques en musicologie.Il n’est donc pas étonnant que, dans les années cinquante, la discipline ait été rebaptisée «ethnomusicologie» (orthographiée initialement «ethno-musicologie») par Jaap Kunst ou André Schaeffner, la paternité du terme demeurant très discutée. Des deux côtés de l’Atlantique, la dimension anthropologique des études musicales avait pris de plus en plus d’importance.L’ethnomusicologie en Europe: Bartók et BrailoiuEn Europe centrale aussi, les ethnomusicologues sont descendus sur le terrain. La collecte et la transcription de corpus propres à une aire culturelle donnée y sont intensives, mais pour des raisons fort différentes. Dès l’apparition du groupe des Cinq, notamment avec Mili Balakirev, il s’agit de préserver les sources musicales nationales. Parce qu’ils recueillent la musique paysanne et populaire de pays où il existe, par ailleurs, une musique dite savante, ces chercheurs sont identifiés comme des folkloristes . Deux noms dominent: Bartók et Kodaly. On aurait pu craindre que le travail ethnomusicologique du compositeur Bartók soit «intéressé» et qu’il lui fournisse un matériau musical où puiser son inspiration. À la vérité, si Bartók s’est inspiré de styles et d’échelles, il n’a jamais cité textuellement dans ses œuvres des mélodies ou des thèmes paysans. En fait, il soulignait clairement l’intérêt et les visées scientifiques de l’ethnomusicologie en demandant au collecteur de passer d’objectifs purement esthétiques à une recherche scientifique.L’œuvre de Bartók et de ses collaborateurs est immense. Ils ont transcrit 3 700 mélodies hongroises, 3 500 roumaines, 3 223 slovaques, 89 turques et plus de 200 serbo-croates, ukrainiennes et bulgares. Si l’objectif de Bartók restait historique et comparatif – «il faut démêler les filiations et les interdépendances, ramener toutes les musiques de la terre à plusieurs formes, à quelques types et à quelques styles primitifs» –, son travail analytique empirique reste surtout classificatoire, avec une attention particulière à l’inventaire des motifs et de leurs variantes, travail à partir duquel il s’efforçait de faire ressortir les réseaux d’influences.De Roumanie nous vient un des grands théoriciens francophones de l’ethnomusicologie: Constantin Brailoiu. Collecteur acharné (entre 1929 et 1932), il crée les Archives roumaines de folklore en 1929, poursuit sa carrière à Genève où il crée les Archives internationales de musique populaire, puis à Paris où il travaille au C.N.R.S., de 1948 jusqu’à sa mort prématurée, en 1958. À côté de quelques monographies (Note sur la plainte funèbre de Dragu ず , 1932; Les Plaintes funèbres de l’Oas , 1938; La Vie musicale d’un village , 1960), on lui doit une importante série d’essais qui reposent sur quatre idées clefs: les études de folklore musical se situent entre la musicologie et la sociologie; dans la mesure où il est impossible d’enregistrer tous les membres d’une communauté, il faut définir avec des critères précis quels sont les informateurs types; il est superflu de rechercher l’origine et la diffusion d’un chant: ce qu’on peut étudier, et qui, de fait, est caractéristique de la transmission orale dans la musique populaire, c’est la «tendance à la variation», d’où la nécessité d’enregistrer plusieurs versions d’une même pièce. Pour en rendre compte, Brailoiu propose d’établir des tableaux synoptiques dans lesquels on ne réécrit, pour chaque version, que les éléments nouveaux par rapport à la première transcription. À travers l’étude des variations, il cherche à comprendre le fonctionnement de la tradition orale: l’ensemble de son œuvre est dominé par la recherche des systèmes qui lui sont sous-jacents. Et ses travaux les plus fouillés, de ce point de vue, portent sur le rythme – la rythmique enfantine, le rythme aksak, le giusto syllabique et les échelles, notamment le pentatonique. L’œuvre de Brailoiu a grandement influencé la recherche ethnomusicologique française, mais son audience internationale ne fait que débuter. (Ses écrits, réunis en France par Gilbert Rouget en 1973, n’ont été traduits en anglais qu’en 1984, en même temps que paraissait en Suisse la réédition bilingue de sa Collection universelle des musiques populaires enregistrées , établie dans les années cinquante.)L’anthropologie de la musiqueDe son côté, l’ethnomusicologie anglophone privilégiait la composante ethnographique. En 1964, Alan Merriam publiait son Anthropology of Music , ouvrage dans lequel le point de départ de l’approche n’est plus la musicologie mais l’anthropologie car, selon lui, les phénomènes musicaux ne sont compréhensibles que pris dans le contexte de leur culture d’appartenance. D’où la célèbre formule de Merriam: «Ethnomusicology is the study of music in culture ». Son ouvrage définit six axes essentiels d’investigation: la culture musicale dans son aspect matériel – les instruments, ce qu’ils symbolisent pour leurs utilisateurs et leur fonction économique; les textes des chants et leur relation à la musique; les types de musique tels qu’ils sont définis par les autochtones; le musicien (son rôle, son statut? comment le perçoit la communauté? comment s’effectue l’apprentissage musical?); les usages et les fonctions de la musique; la musique comme activité musicale créatrice. Désormais, l’accent était mis sur le contexte; ainsi, la belle monographie de Hugo Zemp, Musique Dan (1971), qui étudie la musique dans la pensée et la vie sociale d’une société africaine, suit le plan de recherche établi par Merriam, mais sans jamais citer une note de musique. Le petit livre de John Blacking, How Musical is Man? (1973, trad. franç., 1980), allait encore plus loin dans cette direction. Selon un schéma qui n’est pas sans rappeler la conception marxiste de l’influence de l’infrastructure sur la superstructure, Blacking considère que la culture détermine intégralement la musique: c’est donc par l’ethnographie qu’il convient de commencer l’étude d’une civilisation musicale.Il est évident que l’orientation anthropologique de l’ethnomusicologie a considérablement élargi le champ d’investigation de la discipline. On peut cependant se demander si les nombreuses études empiriques dérivées de cette tendance actuellement dominante ont réussi à prouver un conditionnement réel de la musique par son contexte. On a souvent tendance, semble-t-il, à se satisfaire de la description de cet environnement pour expliquer le phénomène musical. Actuellement, on fait surtout apparaître l’influence des déterminants culturels et sociaux sur les formes d’exécution de la musique, plutôt que sur son style et sa structure. Si ce diagnostic est exact, il laisse encore de la place à un courant qui est apparu en Europe et en Amérique à la fin des années cinquante et qui propose d’analyser la structure interne de la musique à l’aide de méthodes empruntées aux différentes branches de la linguistique structurale. C’est ainsi qu’après les tentatives programmatiques de Bruno Nettl et George P. Springer, Vida Chenoweth a utilisé les modèles de la phonologie pour la reconstitution des échelles (1979). Il existe aujourd’hui de nombreuses grammaires génératives pour décrire des styles musicaux particuliers et on citera en exemple celle de Judith et Alton Becker sur le srepegan javanais (1979). La technique d’analyse paradigmatique dérivée des propositions de Nicolas Ruwet est à la base d’un monumental travail de Simha Arom sur les polyphonies et polyrythmies d’Afrique centrale (1985).Enfin, l’anthropologie de la musique a donné naissance à un nouvel axe de recherche capital: l’étude des ethnothéories. Alors qu’on a cru longtemps que les «sauvages» ne conceptualisaient pas leur musique, des chercheurs comme Hugo Zemp et Steven Feld se sont avisés qu’ils utilisaient peut-être, pour parler des faits musicaux, des métaphores qui, replacées dans le contexte de leur culture, de leurs mythes et de leur pensée religieuse, sont possibles à décoder. On doit au premier un superbe film sur les ‘Are ‘are, où l’on voit l’un des «sages» de la communauté expliquer le système musical utilisé, et au second le livre Sound and Sentiment (1982), consacré aux Kaluli de Nouvelle-Guinée, qui ouvre une nouvelle page de l’ethnomusicologie en même temps qu’il en élève le niveau d’exigence.L’ethnomusicologie françaiseOn se sera peut-être étonné que peu de place ait été accordée à l’ethnomusicologie française. Or force est de constater que, à part les ouvrages de Brailoiu, peu de livres français ont ouvert de nouvelles voies à la recherche. Une exception toutefois, avec l’Origine des instruments de musique d’André Schaeffner (1936) qui propose une hypothèse kinesthésique de l’origine de la musique: elle naît du corps et du geste, et le corps , avec les sonailles par exemple, s’est littéralemententouré de musique. À côté d’une approche historique pour laquelle il manque peut-être des preuves archéologiques, l’ouvrage de Schaeffner fait une large place à la dimension sociologique du problème. Tout en proposant sa propre classification des instruments, l’auteur ne s’en tient jamais à leur seule description morphologique, ils sont toujours reliés au système de pensée et au contexte ethnique qui les ont vus naître. En ce sens, ils sont décrits comme des signes.Est-ce à dire qu’il n’y ait pas une activité ethnomusicologique française? Loin de là, et de la plus grande qualité. Elle témoigne du plus grand éclectisme dans le choix des méthodes d’investigation et d’analyse, et d’une grande diversité d’intérêt géographique: folklore français (cf. Marcel-Dubois, M. Pichonnet-Andral), Afrique de l’Ouest, îles Salomon, Suisse (H. Zemp), Afrique centrale (S. Arom, V. Dehoux), Europe méditerranéenne, Maroc, Éthiopie (B. Lortat-Jacob), Asie, Tibet, Népal (M. Helffer), Tchad, Libye (M. Brandily), Vietnam (Tran Van Khe, Tran Quang Hai), Inde (A. Daniélou), Afghanistan (P. Pitoeff), Rajahstan (G. Dournon). On fera une mention particulière de Gilbert Rouget, directeur du département ethnomusicologique du musée de l’Homme de 1964 à 1985, spécialiste de l’Afrique noire, et dont l’ouvrage, La Musique et la transe (1980), fruit de longues années de réflexion, renoue avec une tradition importante devenue trop rare dans cette discipline: le travail de synthèse sur un problème particulier (on pense par exemple à La Musique et la magie de Combarieu, 1909, ou Rhythm and Tempo de Curt Sachs, 1953).2. Méthodes et objets de l’ethnomusicologie: entre l’universel et le culturelSi nous ne pouvons, aujourd’hui encore, donner une définition très sûre de l’ethnomusicologie, c’est qu’elle est difficile à cerner, du point de vue à la fois de ses méthodes et de son objet. Le fait même que sa dénomination actuelle n’ait que quarante ans environ montre bien sa relative instabilité.Les deux pôles de l’ethnomusicologieDu point de vue méthodologique, on peut dire que l’ethnomusicologie oscille entre deux pôles.D’un côté, elle a une vocation comparatiste et universelle: elle se propose d’étudier l’ensemble des musiques du monde, car, comme le dit B. Nettl avec humour, «l’ethnomusicologue est un glouton». Cette orientation manifeste, selon une distinction bien installée en anthropologie et en linguistique, un caractère étique , c’est-à-dire qu’elle est menée à partir du point de vue propre au chercheur et à sa culture.De l’autre côté, l’ethnomusicologie, dans sa version plus ethnologique que musicologique, a tendance à privilégier la spécificité culturelle d’une civilisation musicale: on se méfie des vastes entreprises comparatives ou des grandes généralisations pour favoriser l’approche spécifique et monographique; le point de vue doit y être émique , c’est-à-dire qu’il s’appuiera sur les concepts et le système de pensée propre aux autochtones. À la limite, l’analyse devrait être faite par l’autochtone lui-même. On peut, sans excès, pousser plus loin la série des parallélismes: du côté « étique», on n’hésite pas à formuler des jugements de valeur, et à considérer par exemple que la musique de Bali ou de Java est plus belle que la monotone musique des Indiens d’Amérique. Du côté «émique », on s’en méfie, et les seuls critères admissibles sont ceux qui sont propres à la culture concernée, car les nôtres ne sauraient prétendre à l’universel puisqu’ils sont, eux aussi, conditionnés par notre histoire culturelle.On voit donc dans quel dilemme l’ethnomusicologie est enfermée. Dans sa version comparatiste, elle est à la recherche des universaux de la musique, question légitime d’un point de vue anthropologique, comme le rappelle le titre du livre de J. Blacking: How Musical is Man? Dans sa version culturaliste, elle tend à s’intéresser spécifiquement à chaque culture et elle met entre parenthèses la personnalité du chercheur. Mais cette position aboutit sans doute à un paradoxe car, par définition, la discipline ethnomusicologique, comme institution, est un produit de la civilisation occidentale, et elle s’intéresse, à partir de catégories de pensée et d’outils méthodologiques engendrés par notre histoire scientifique, à ce que nous considérons comme fait musical.Les grandes questions de l’ethnomusicologieIl n’est pas étonnant que l’ethnomusicologie, au-delà de sa diversité d’écoles ou de tendances, soit perpétuellement confrontée ou ramenée aux mêmes questions, opportunément inventoriées dans l’ouvrage de Bruno Nettl, The Study of Ethnomusicology (1983). À la conception ethnocentrique de «la musique, langage universel», on oppose aujourd’hui la spécificité des cultures musicales. De plus, on fait observer que, si la plupart des sociétés ont différents termes pour les genres musicaux, elles sont loin de posséder toutes l’équivalent du mot «musique». Et, même lorsqu’elles en disposent, ses frontières sémantiques ne correspondent pas nécessairement à la distinction que nous faisons entre musique et non-musique (parole, bruit), en admettant que, dans nos contrées, cette limite soit clairement établie. Ainsi, l’ethnomusicologie s’est-elle parfois interrogée sur les critères de distinction entre le parlé et le chanté. On a aussi évoqué le continuum « parole-musique-danse», tant il est difficile, dans certaines cultures, de dissocier le geste chorégraphique de l’exécution musicale.Le concept d’œuvre musicale n’est pas simple non plus. Quel est le critère d’identité d’une pièce, d’un chant? Son titre? Le premier vers ou la première phrase? Et que dire des productions musicales sans titre, aboutissement d’un processus déterminé par des échelles, des schémas d’improvisation ou des motifs?Du point de vue des structures et des processus compositionnels, la comparaison des renseignements glanés sur la planète fait apparaître une étonnante diversité. Ainsi, on a souvent distingué parmi les musiques extra-européennes les musiques dites d’art (Inde, Bali, Java) et les musiques traditionnelles populaires (musiques des Esquimaux, des Pygmées ou des Indiens d’Amérique). Une division analogue apparaît dans les pays européens, entre la musique savante (Bach, Beethoven, Schönberg...) et la musique populaire paysanne. On a longtemps cru que l’on pouvait opposer les secondes aux premières sur la base de la non-existence de théories, au point qu’on a pu définir l’ethnomusicologie comme l’étude des musiques sans théories. Or, c’est faire bon marché des musiques asiatiques et arabes, et il devient difficile, à la suite des travaux de Hugo Zemp et de Steven Feld, de nier l’existence d’ethnothéories, sans parler des systèmes implicites reconstitués en leur temps par Brailoiu, et pour lesquels on connaît mal les relations qu’ils entretiennent avec les stratégies créatrices effectives. On pourrait bien sûr montrer en quoi les ethnothéories se distinguent des théories occidentales, mais on ne peut leur nier ce statut de théorie, dans la mesure où elles se révèlent déterminantes pour la production musicale pratique.Du côté compositionnel, tous les cas de figure existent, depuis les pièces composées et répétées de manière stable jusqu’aux musiques à processus continuellement renouvelés. Les recherches contemporaines, celles de Simha Arom par exemple, sur les systèmes musicaux et les modèles qui les sous-tendent conduisent à apporter de sérieuses limites au concept d’improvisation. Et il n’est pas jusqu’au concept de «musique de tradition orale» qu’il ne faille parfois questionner. Il y a des notations musicales stricto sensu dans certaines cultures musicales de l’Asie. Et si la musique des chants esquimaux, composée et apprise de mémoire, est effectivement transmise oralement, les Inuit savent aussi s’aider de l’écriture du texte des chants dans l’alphabet syllabique que les missionnaires leur ont appris depuis le début du siècle. Il est donc des cas où l’oralité n’est pas aussi pure qu’on le croit.Si on a longtemps défini l’anthropologie comme l’étude des sociétés «froides» ou sans histoire, jusqu’à ce que l’ethnohistoire vienne bouleverser cette conception, l’ethnomusicologie a été longtemps considérée, de la même façon, comme une discipline purement synchronique. Certes, dans ses débuts et sous l’influence des théories diffusionnistes, les spéculations sur l’origine de la musique n’ont pas manqué, mais elles ont disparu en même temps que la communauté scientifique refusait la reconnaissance de strates établies entre des degrés plus ou moins forts de «primitivité» et d’ancienneté. Est-ce à dire que toute perspective historique ait disparu de l’ethnomusicologie? On ne saurait l’affirmer. Les découvertes et recherches nouvelles sur le fonctionnement du cerveau ne vont pas manquer de relancer la vieille question de l’origine de la musique par rapport au langage, mais sur une base biologique, comme on le pressent dans l’essai de Blacking. De plus, les questions d’ordre historique réapparaissent avec l’étude du changement musical: la mondialisation de la culture euro-américaine par les médias audiovisuels, le contact étroit établi entre les cultures des chasseurs-cueilleurs et les nôtres; l’apparition d’un «quart monde» dans les pays industrialisés, la présence d’autochtones et d’aborigènes dans les villes et le développement de l’ethnomusicologie urbaine transforment l’étude des pratiques musicales, qui ne porte plus, comme disait Brailoiu à propos de l’école de Berlin, sur de «fabuleuses migrations», mais sur notre environnement immédiat.On dit encore que l’ethnomusicologie s’intéresse surtout à des musiques fonctionnelles. L’introduction d’observations ethnographiques dans la discipline aura permis d’inventorier les «circonstances musicales» dans lesquelles sont exécutées les musiques étudiées: chants liés au travail, musiques religieuses, musiques théâtrales par exemple (C. Boilès, 1978) et aussi, plus largement, musiques de fêtes (B. Lortat-Jacob, 1980). Mais cette constatation renvoie à un des problèmes théoriques très difficiles: la structure des pièces est-elle façonnée par ces contextes? Bien entendu, les fonctionnalistes l’affirment, mais le démontrent-ils vraiment? Le récent courant culturaliste nous semble apporter une réponse passe-partout à la question du lien entre culture et musique: la musique aurait pour fonction de renforcer la cohésion de la société, mais on est en droit de se demander comment et, surtout, pourquoi. Ce déterminisme culture-musique tend également à faire oublier la possibilité d’une origine historique des langages musicaux, comme Herzog l’avait opportunément démontré dans les années trente. Les fonctionnalistes admettent difficilement que les autochtones puissent attacher des valeurs esthétiques à leurs productions musicales, même si on assiste à de timides essais d’«ethnoesthétique». Or, dans la mesure où l’amour semble bien un des universaux du comportement humain, il serait étonnant que le sentiment de beauté n’en soit pas un et, si tel est le cas, il est difficile d’imaginer que la musique n’en fasse pas l’objet.De toute façon, ce problème de la valeur particulièrement délicat reste une question ouverte en ethnomusicologie. L’ethnomusicologue doit s’intéresser à toutes les formes musicales d’une culture et à toutes les cultures du monde. «Pour lui, écrit Nettl, toutes les musiques sont égales.»Ainsi, même lorsque l’ethnomusicologie se détourne des vastes comparaisons pour étudier des cultures spécifiques, elle constitue peu à peu, par les questions qu’elle pose, une vaste musicologie générale qui concerne l’ensemble des musiques. On peut alors légitimement se demander quelles sont les frontières de l’ethnomusicologie. Les musiques de tradition orale? On a vu que l’oralité n’est pas un critère suffisant. Les musiques populaires? Mais où placer la limite entre les musiques paysannes d’un côté, le jazz et la variété de l’autre? On serait tenté de proposer une définition négative: l’ethnomusicologie s’intéresse à tout ce que la musicologie classique n’étudie pas, mais, là encore, on risque de connaître quelques surprises. En effet, toutes les questions de musicologie générale soulevées par l’ethnomusicologie ne s’adressent-elles pas aussi à la musique occidentale ? En faisant de notre culture musicale une culture parmi d’autres, n’est-il pas intéressant de comparer les cultures extra-occidentales à nos modes d’apprentissage, de composition, d’interprétation et d’évaluation, nos circonstances d’exécution et tout le rituel dont nous entourons le concert? Quelques paragraphes de Nettl et un fort beau chapitre de La Musique et la transe de Rouget, où un musicien africain entreprend l’ethnomusicologie apocryphe d’une soirée à l’Opéra de Paris, font entrevoir le jour où la «gloutonnerie » de l’ethnomusicologue lui fera aussi avaler la musique occidentale. Le renversement sera alors complet: la musicologie comparée, née avec l’école de Berlin, s’intéressait surtout aux paramètres sonores dont elle faisait l’analyse avec les outils de la musicologie classique; l’ethnomusicologie de demain, dans la foulée de la relativisation culturelle, absorbera la musique de Mozart et de Wagner, désormais placée sur le même pied que celle des Pygmées et des Papous.3. Le métier d’ethnomusicologueLe terrainNotre époque admet difficilement l’«ethnomusicologie en chambre » d’autrefois. L’ethnomusicologue va sur le terrain, et le terrain est exigeant. Tout d’abord, il demande une sérieuse préparation: lecture de toute la littérature musicologique et ethnographique sur la population concernée; audition des disques déjà réalisés et des bandes déposées dans les archives existantes; entrevues avec des anthropologues, linguistes ou autres ethnomusicologues qui ont déjà visité la région et, parfois, rencontres des autochtones «installés en ville». La préparation technique n’est pas la moindre: achat ou location des magnétophones et magnétoscopes... Pour l’ethnomusicologue, le chemin est long avant que ne commence l’investigation proprement dite.Le temps passé sur le terrain est variable: certains, pour des raisons économiques et familiales, favorisent les séjours répétés d’un ou deux mois; aux États-Unis, on admet difficilement qu’un étudiant de doctorat en ethnomusicologie passe moins d’une année complète sur le terrain; Mantle Hood (1971) parle de plusieurs années, dont la première est consacrée uniquement à s’imprégner des us et coutumes du pays et à se faire admettre dans le milieu. Des problèmes éthiques peuvent alors se poser: jusqu’où s’impliquer dans la vie – politique, en particulier – d’une communauté? Tout, évidemment, est une question de tact, de personnalité et d’objectifs. La traditionnelle technique du questionnaire a fait place à la pénétration vécue de la culture et à l’observation participante. On apprend une culture musicale comme on apprend une langue, et, à ce titre, Hood a développé l’intéressant concept de bi-musicalité, faisant même de l’apprentissage musical une des tâches essentielles de l’ethnomusicologue, ce qui est contesté par beaucoup.Les transcriptions et les analysesÀ son retour, le chercheur va devoir entreprendre un long travail de dépouillement: mise au propre de ses notes et de son journal de terrain, établissement du catalogue des pièces enregistrées, copie des bandes pour leur préservation, leur dépôt en archives, leur renvoi dans la communauté visitée.Alors commence l’exploitation du matériel. Faut-il systématiquement transcrire tout ce qui a été enregistré? Certains estiment qu’il est possible de tirer beaucoup d’informations d’une pièce, d’un style, de tout un corpus en repérant ses traits spécifiques après des écoutes nombreuses et attentives. Tout dépend des objectifs. Il fut une époque où l’on assignait à la transcription une fonction de préservation. Lorsque Bartók entreprend de constituer le Corpus Musicae hungaricae , il fournit là non seulement la base d’une étude scientifique, mais aussi il rassemble et permet la diffusion de l’ensemble de la musique populaire hongroise. Mais, ici, l’ethnomusicologue rencontre deux dilemmes que Charles Seeger a particulièrement bien soulignés. Premièrement, on ne peut produire une transcription qui soit à la fois prescriptive (destinée à l’exécution) et descriptive (destinée à l’analyse). Et, dans le cas de la transcription descriptive, jusqu’où faut-il aller dans ce que les Américains appellent les minutiae ? Deuxièmement, faut-il faire une transcription «étique» qui essaie d’enregistrer tout ce que repère l’oreille (du chercheur occidental) ou la machine (l’on doit à Seeger d’avoir inventé le mélographe particulièrement efficace pour la transcription automatique et détaillée des monodies), ou bien une transcription «émique» qui se fonde sur les traits pertinents du système étudié? Mais, comme les travaux empiriques de V. Chenoweth l’ont montré (1979), il est rare, en particulier pour les hauteurs, que l’on puisse établir une transcription émique sans être d’abord passé par une transcription étique.Vient ensuite l’analyse. Les méthodes ne sont pas si nombreuses en ethnomusicologie. Là encore, il n’y a pas de méthodes qui ne se définissent en fonction des objectifs: celle de M. Kolinski par rapport aux visées universelles; celle de A. Lomax dans son projet de cantométrique; celle de B. Bartók en vue des classifications; celles de G. Herzog, B. Nettl ou H. Roberts qui décrivent les pièces et les corpus selon un ensemble de traits pertinents, afin de produire une caractérisation stylistique (mais cet ensemble de traits est-il suffisamment fin et pertinent pour permettre les différenciations?); celles, enfin, empruntées aux modèles de la linguistique (phonologie, techniques paradigmatiques, grammaires génératives) qui ont d’autant plus intéressé les ethnomusicologues qu’ils ne disposaient pas, comme leurs collègues, de l’outil élaboré depuis plusieurs siècles pour l’analyse harmonique.Aujourd’hui, on observe une baisse d’intérêt pour l’analyse en tant que telle. Les chercheurs travaillent davantage à la description de l’environnement socioculturel du fait musical, avec une insistance particulière, ces dernières années, sur les formes d’exécution. Mais toute discipline scientifique est marquée par l’oscillation entre les divers pôles de préoccupation, et il serait bien étonnant que les problèmes d’analyse ne reviennent pas en force, un jour ou l’autre.Les publicationsL’ethnomusicologue peut être archiviste, et gérer des collections de bandes magnétiques, comme celles de la section d’ethnomusicologie du musée de l’Homme de Paris, du musée des Arts et Traditions populaires (devenue département de la musique) ou du musée Guimet, aux États-Unis, celles des importantes Archives of Traditional Music de Bloomington ou celles de la Library of Congress de Washington. Le musée d’ethnographie de Genève gère les Archives internationales de musique populaire. Il peut également devenir conservateur d’instruments: l’organologie, illustrée par Sachs et Schaeffner, est un des secteurs importants de la recherche ethnomusicologique. Les principales revues sont Ethnomusicology , organe de la Society for Ethnomusicology, qui tient ses congrès sur le continent nord-américain, le Yearbook for Traditional Music de l’International Council for Traditional Music, à vocation mondiale, et The World of Music , du Conseil international de la musique de l’U.N.E.S.C.O., publiée à Berlin; certaines sont spécialisées par secteurs, comme Asian Music ou le Yearbook for Interamerican Musical Research . Des articles de fond paraissent dans des revues de musicologie comme Analyse musicale . Pour les monographies portant sur des cultures musicales particulières, on pourra se reporter à la sélection bibliographique publiée en 1977 dans le no 28 de la revue Musique en jeu . Enfin, l’ethnomusicologue publie des disques, même si, dans la profession, certains se montrent hésitants, peut-être en raison des problèmes difficiles de droits d’auteur et des compromissions commerciales, quant à la légitimité scientifique de l’entreprise. On ne pourra nier que des collections comme celles du musée de l’Homme, de Musical Sources (U.N.E.S.C.O.), d’O.C.O.R.A. (radio française) de l’O.R.S.T.O.M. ou de Folkways (États-Unis) ont contribué, relayées par les radios, à élargir la conscience musicale du mélomane, en même temps qu’elles fournissaient au spécialiste une source documentaire plus accessible que les collections d’archives.En définitive, l’ethnomusicologie apparaît comme un formidable carrefour de disciplines et exige de l’ethnomusicologue des connaissances et des qualités multiples. Sur le plan humain: endurance, santé, persévérance en même temps que sensibilité, tact et diplomatie. Sur le plan scientifique: compétence musicale, bien sûr, mais aussi connaissances linguistiques et anthropologiques. Une même personne peut-elle suivre l’évolution et l’accumulation des connaissances dans toutes ces disciplines parallèlement aux recherches particulières sur la ou les cultures qu’elle étudie? Tout dépend des individus, mais une chose est certaine: on ne peut entreprendre sérieusement des études et des recherches ethnomusicologiques si on ne possède pas une curiosité et une sensibilité qui dépassent le cadre strict de la musique. Le métier d’ethnomusicologue est peut-être l’un des plus difficiles de toutes les sciences humaines.
Encyclopédie Universelle. 2012.